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À propos de « Veilleur »

« Empreinte » Photo Elisabeth Chabuel
Comme « 7 44 », une performance d’écriture que j’ai réalisée en juillet 2004 à la libraire Mosaïque à Die (publiée chez K éditions, Rochechinard, 2008), « Veilleur » trouve son inspiration dans un récit de ma mère qui, petite fille, vécut les événements du Vercors en juillet 1944.

Pour échapper aux soldats qui débarquent en masse sur le plateau de Vassieux le 21 juillet 1944, les habitants courent pour se cacher et trouver refuge dans les forêts à proximité du village et des fermes. Ceux qui y parviennent errent pendant trois semaines, terrés dans les bois ou dans des grottes. Traqués, familles et amis se dispersent, se retrouvent, et se dispersent au gré des poursuites. Le personnage du Veilleur est l’une de ces personnes. Il est âgé. Un jour, le groupe qu’il accompagne est subitement surpris par un commando à l’orée de la forêt. Il est trop vieux pour fuir assez vite. Il ne veut pas retarder les personnes qui sont avec lui et risquer de les faire découvrir et tuer. Alors que tous s’enfuient, il décide de ne pas bouger. Les soldats arrivent, le tuent et le laissent. L’errance continue pour le restant du groupe, tandis que le corps du Veilleur reste où il est tombé. L’accalmie revenue, mi aout, on entreprend de ramasser les morts pour les reconnaitre et les enterrer. Quand on soulève le corps de ce vieil homme que j’appelle le Veilleur, son empreinte reste fortement marquée sur la terre. On raconte qu’au printemps suivant, l’herbe pousse différemment sur l’endroit où avait reposé le corps l’été d’avant. Et la silhouette du Veilleur dessinée par l’herbe apparait distinctement sur le sol.

Le livre s’articule autour de la figure de cet homme : le Veilleur.
(Au début, cette dédicace : « à cet homme dont j’ignore le nom qui a sauvé ma famille en juillet 1944 à Vassieux-en-Vercors ».)
L’ouvrage est construit en trois parties, trois textes de formes différentes et écrits à des moments différents :

  • JE

À l’origine de ce premier texte, une émotion que je ressens en voulant revisiter la nécropole de Vassieux, il y a trois-quatre ans. À l’instant où j’arrive devant le portail et où je m’apprête à saisir la poignée de la porte, ma main reste suspendue. Mes pieds, mon corps se figent et tout un questionnement sur cet homme me revient comme si je comprenais à l’instant que j’existe aujourd’hui, que nous existons, grâce à son geste : « Il est mort et nous serons épargnés tous ses descendants que nous serons. » Ce premier texte traite en quelques sortes du rapport auteur-événement ou auteur-histoire, et de la soudaine prise de conscience du lien ou de la distance entre le « JE » qui écrit aujourd’hui et le « ON » qui a transmis l’histoire, ce « JE » et ce « ON » entremêlés qui font qu’existe le récit poétique.

  • IL

Le deuxième texte est un récit en prose qui raconte la mort du Veilleur. J’ai écrit ce texte auparavant. Et je l’ai écrit de façon instinctive pour une exposition à laquelle je devais participer en tant que plasticienne sur le thème du Sacré dans le village d’Espenel. (un autre village de la Drome brûlé le 21 juillet 1944). C’est la première fois que j’abordais, d’un point de vue poétique, ce thème qui m’habite depuis l’enfance. Cette forme narrative « On m’a raconté l’histoire C’est l’histoire » se révèle d’elle-même comme pour dire que je n’ai pas imaginé cette histoire, mais que je la porte, ou plutôt que je suis ou que j’ai été traversée par elle. À l’origine, il y a ces événements de juillet 1944. Et pris dans ces événements, il y a ma famille : ma mère enfant et mes grands-parents à Vassieux. Il y a aussi le souvenir de ma mère qui raconte, bribes après bribes ce qu’elle a vécu à ce moment-là. Et puis le paysage, la rudesse de ces montagnes où j’ai passé les étés, moi, petite fille.
Mais il y a aussi cette distance créée en transposant le lieu plus au sud. Dans le texte, le paysage est plus méditerranéen que dans la réalité du Vercors. À l’époque où j’écris, le conflit au Kosovo n’est pas réglé et instinctivement, ce texte inspiré de ce qu’a vécu ma mère dans le massif du Vercors, je le transpose plus au sud, je le déplace dans les Balkans, au Kosovo parce qu’à l’époque je suis encore sous le coup de cette violence là-bas, en 1999, un peu similaire à la violence que subirent les habitants du Vercors en 1944. Et puis la géographie, les paysages, la forêt sont assez semblables.

  • VISIONS

Le troisième texte, un peu plus abstrait, est une série de variations poétiques sur le thème de l’empreinte du corps de l’homme tué, qui revient au printemps, s’estompe en été, disparaît à l’automne et revient de nouveau au printemps suivant. Et cela éternellement. Et les années se confondent, comme si le temps n’existait pas. Car toutes les guerres ont quelque chose de semblable.
« Passé, présent, futur » sont mis en écho avec « printemps, été, automne » : 3 fois douze fragments. La forme évoque trois saisons et les heures ou les mois.
L’automne est le futur du printemps mais l’automne est aussi le passé du printemps suivant, de même que « le futur sera notre présent au passé » l’automne sera le printemps au passé.
Et il est aussi en rapport avec les événements actuels, une évocation de la mémoire, de l’exil, de l’exode des nombreux réfugiés qui ne savent où trouver une place et qui éternellement marchent sur les empreintes d’autres personnes mortes avant eux, qui avaient suivi des chemins similaires...


À propos de « Veilleur »

novembre 2014, par Élisabeth Chabuel

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