Éditions⋅Imprévues
Accueil > À propos de certains textes > À propos du récit « Le piège »

À propos du récit « Le piège »

Angelus Novus de Paul Klee (source : wikimedia)

«  Le piège  » est extrait du roman Angelus Novus de Bashkim Shehu paru à Tirana en 2005. Ancien détenu des geôles albanaises pendant les dernières années de dictature, l’auteur met en parallèle des éléments de la vie d’un prisonnier politique albanais, avec des éléments de la vie de l’écrivain allemand Walter Benjamin (1892-1940).

Ce roman est à la fois un témoignage poignant sur la vie quotidienne des détenus de la prison de Burrel dans les années 1980, et une réflexion philosophique sur les constructions de l’histoire dans un régime totalitaire. Il progresse comme un récit fragmentaire, adressé par un narrateur à son lecteur.

En écho aux idées de Walter Benjamin, philosophe de l’École de Francfort, l’auteur questionne l’Histoire et le mécanisme de la fiction littéraire, en s’inspirant de son propre vécu à Burrel où la multitude de petits récits que se font sans cesse les détenus en quête de la vérité reconstruit peu à peu la grande Histoire.

Après avoir été changé de cellule, le narrateur, double de l’auteur, fait la connaissance de Mark Shpendi, un homme exceptionnel selon les dires des autres prisonniers. Ce nouveau compagnon de détention avec qui il fera chaque jour les cent pas dans la cour de la prison pendant l’heure de la promenade, deviendra un ami proche.
Au fil de leurs discussions, le narrateur remarque la vive curiosité de Mark pour les livres et cette étonnante faculté qu’il a de citer pratiquement mot pour mot les quelques textes qu’il a eus entre les mains. Il lui fait part de sa surprise et lui confie que l’écrivain Walter Benjamin rêvait d’écrire un livre rien qu’avec des citations. Il lui cite de mémoire une approximation de cet extrait du commentaire du tableau de Paul Klee « Angelus novus » :

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
(Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, œuvres III, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Folio essais 374, p. 434.)

Ce texte de Walter Benjamin émeut particulièrement Mark Shpendi. Sans avoir poursuivi d’études, Mark fait preuve d’un grand intérêt pour les questions philosophiques qui se rapportent à l’Histoire. Les théories qu’il construit ont à voir avec sa profonde envie de découvrir l’inconnu. Dès sa jeunesse, il souhaite fuir le confinement des montagnes albanaises pour parcourir « les autoroutes du monde ». Il est d’ailleurs condamné à vingt ans d’emprisonnement pour avoir franchi la frontière entre l’Albanie et la Yougoslavie.

Située dans le nord montagneux de l’Albanie, la prison de Burrel est un lieu dont on ne s’évade pas. Il est même quasiment impossible de s’y suicider. Pour supporter les conditions extrêmes et survivre là où n’existe aucune perspective d’évasion et où pèse à tout moment l’éventualité d’être condamné à mort, ou recondamné à une peine d’emprisonnement plus longue, les deux codétenus ont besoin d’échappatoires mentales. Et malgré le manque d’information ou l’absence de livres, ils construisent leurs théories de survie en méditant et en se parlant. Le narrateur cite de mémoire à son ami des textes philosophiques ou littéraires lus avant son emprisonnement, pour la plupart interdits par le régime albanais, mais auxquels il avait eu accès, grâce à son privilège d’être le fils du puissant homme politique, le premier ministre Mehmet Shehu. Textes sur lesquels Mark Shpendi rebondit sans relâche.

L’Angelus Novus, l’ange de l’histoire, est une parabole prémonitoire, peut-être, de la situation à laquelle Walter Benjamin est confronté à Portbou après avoir franchi les Pyrénées à pied par un sentier de montagne en septembre 1940, quand voulant fuir le nazisme et embarquer à Lisbonne pour rejoindre ses compagnons de l’École de Francfort à New York, le philosophe épuisé arrive dans une ville dévastée et s’y suicide.

Le narrateur découvre que Mark Shpendi et Walter Benjamin ont de troublantes affinités, non seulement dans leurs centres d’intérêts et leur manière de penser, mais aussi dans leur manière commune de s’exprimer, sous la forme de fragments et en mêlant philosophie et littérature. De plus ils font preuve d’une même ferveur pour l’inaccessible et ils ont tous deux un penchant pour le suicide. Mark semble involontairement s’identifier à Walter Benjamin. En comprenant cela, le narrateur se sent coupable, comme si avoir parlé de Walter Benjamin à son ami allait lui faire subir le même destin, et ce, surtout après la tentative de suicide que fait Mark à l’équinoxe du printemps 1987. Mark ne refera pas de tentative de suicide. Mais après la chute de la dictature en 1991, une fois libéré et au moment où toutes les conditions sont réunies pour qu’il ait enfin accès à la « grande autoroute du monde », il n’aura plus la force de partir et demeurera prostré chez lui.

En 2000, le narrateur, désormais résidant de Barcelone, se rend à Portbou pour le soixantième anniversaire de la mort de Walter Benjamin. Pendant les commémorations, ce sentiment de proximité entre Walter Benjamin et son ancien compagnon de détention lui revient. Il souhaitera reprendre contact avec lui pour écrire un livre sur cette étonnante proximité et témoigner. À travers ce livre, il souhaite, à la manière de Flaubert, venger son ami Mark Shpendi.

« Le piège » constitue une des réflexions que mènent chaque jour les deux codétenus à l’heure de la promenade à la prison Burrel, restituées dans le roman Angelus Novus.

avril 2017, par Élisabeth Chabuel (Texte original 05/2013).

Voir en ligne : Extrait et descriptif du livre

© Éditions⋅Imprévues, F-26150 DIE, F-38100 GRENOBLE tous droits réservés | mentions légales | contact
| | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | SPIP | Ouvaton.coop | @imprevues sur Mastodon